--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service.
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Et somme
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
petit poème de finesse et même de profondeur.
--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
est agréable.
--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
lui, que sa peinture soit si vulgaire.
--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
la princesse de Parme.
--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L'un
de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
que ne l'avait montrée Elstir.
--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté,
auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris! »
--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime. )
C'était à payer sa place.
--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
prononciation germanique de son mari.
--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
encore.
--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
il y avait pourtant des têtes impossibles! » Je me souvenais très bien de
ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
j'avais su! » exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
Villeparisis n'est pas absolument. . . morale», dit la princesse de Parme,
qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
plus d'amants que de maris inconsolables. »
--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
manière, chacun a ses préférences.
--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
pour les vivants.
--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère. » La figure du duc se
rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de
Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé! »
--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
qu'il croit qu'on veut toucher à son frère. . . , ajouta-t-elle en se
tournant vers la princesse de Parme.
--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
populaire.
--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
seul.
--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
ouverte. . . ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
parle du Maroc, c'est affreux.
--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
effet finie.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
figuré bien entendu.
Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
--Justement c'est à propos du Maroc. . . s'écria la princesse saisissant
précipitamment ce joint.
--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
bien.
--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
trouvé à louer une baignoire _sublime_.
--Il parle latin, enchérit le duc.
--Comment, latin? demanda la princesse.
--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
c'était.
--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
découvrait toutes les dents.
--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
elle doit avoir! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
de M. de Foix.
--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
la force à lancer plus haut son panache d'écume.
--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
votre présence et il a peur que je vous scandalise.
--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur. » La vérité c'est
qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
quoiqu'elle sût très bien.
D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
ses cousines, pour l'ignorer.
--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
connaissez le général de Monserfeuil.
--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
une raison pour qu'il refuse. »
--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
dit Mme de Parme.
--Naturellement, conclut le duc.
--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
princesse de Parme pour changer de conversation.
--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
électoraux des autres.
--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
la princesse.
--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
manducation de ces derniers n'était pas indispensable. De vieux amis de
M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, «en
cure-dents» aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient
l'hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l'été un verre
d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin,
que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu'un grand
raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
comédie ou de la musique. Il faut qu'on soit censé venir simplement--y
eût-il cinq cents personnes--faire une visite à la princesse de
Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à
l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince
d'Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d'imagination, mais non
d'avarice, s'émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la
permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente,
en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est
jamais en assez grande quantité pour qu'il désaltère. Rien ne lasse
moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré
comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir
sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
à goutte, et M. d'Agrigente m'empêchait, régulièrement, de m'en
rassasier. Malgré ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista
comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n'en
avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de
Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d'abord figurés,
restés plus différents que leur aspect décevant ne m'eût porté à le
croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même
temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d'un rang auquel
nul autre n'était supérieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient
peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en
connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d'un
richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses
éblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
d'Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard
voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n'étaient même pas
certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou
des sentiments spécialement chaleureux; Mme de Guermantes lançait
parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois
antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs
infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des
réflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans
doute, s'ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation
affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et
première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide,
sans mélange, non frelaté, dont ils savaient l'origine et l'histoire
aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus «nobles» en cela
qu'ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus
présenté après dîner, le hasard fit qu'il y eut ce général de
Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de
Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas
devoir venir ce soir-là. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom,
comme si j'eusse été président du Conseil supérieur de la guerre.
J'avais cru que c'était simplement par quelque inserviabilité foncière,
et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, était
le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de
recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une
indifférence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par
quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert
était dangereux et qu'il était prudent de l'en faire changer. Mais ce
fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté
quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d'en parler
d'elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce
qu'elle put pour en détourner l'Altesse.
--Mais Madame, s'écria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espèce de crédit
ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'épée
dans l'eau.
--Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
invitant la duchesse à parler plus bas.
--Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans
baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
--C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit très
rassurant, dit la princesse.
--Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le
monde, avec la différence que c'est lui qui a demandé à y aller. Et
puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
m'en occuperais. J'en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il
est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est déjà
parti. Du reste ce serait moins délicat qu'avec celui-ci, qui a
justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
j'en parlerai à Saint-Joseph. . . si je le vois, ou à Beautreillis. Mais
si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué
l'autre jour où c'était. Je crois qu'il ne peut être nulle part mieux
que là.
«Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que
vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles! » dit la princesse de
Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n'eût entendu la
duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de
l'espèce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
--Je suis enchantée qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes,
regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles
ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime
beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
--Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la
princesse.
--Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce
sont des dames. C'est une espèce de plantes où les dames et les
messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens
qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
je n'aurai pas de petits!
--Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature. . .
--Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage,
comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la
fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon
domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu'il peut, tantôt
du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte
indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
qu'il ait justement été voir une personne de la même espèce et d'un
autre sexe, et qu'il ait l'idée de venir mettre des cartes dans la
maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours
digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me
plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il
mourra sans enfants parce que c'est une espèce très rare dans nos pays.
Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un
peu haut.
--En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de
quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure,
duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là
produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une
sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication.
Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune
nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses,
est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée,
à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
--Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
--Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
doutais pas, dit la princesse.
--Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à
un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me
montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout
difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît
quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut
qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux
promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne
déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs,
au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien
que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
choses inconvenantes que la nuit. . . dans le bois de Boulogne! Seulement
cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très
simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très
poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé!
--La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est
Empire, je crois, dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les
travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
signification des plaisanteries de la duchesse.
--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la
duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je
me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère
parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en
avais meublé l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort
différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de
temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la
seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de
la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et
de respect. «Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de
Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux
meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
je n'ai pas.
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
petit poème de finesse et même de profondeur.
--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
est agréable.
--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
lui, que sa peinture soit si vulgaire.
--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
la princesse de Parme.
--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L'un
de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
que ne l'avait montrée Elstir.
--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté,
auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris! »
--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime. )
C'était à payer sa place.
--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
prononciation germanique de son mari.
--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
encore.
--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
il y avait pourtant des têtes impossibles! » Je me souvenais très bien de
ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
j'avais su! » exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
Villeparisis n'est pas absolument. . . morale», dit la princesse de Parme,
qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
plus d'amants que de maris inconsolables. »
--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
manière, chacun a ses préférences.
--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
pour les vivants.
--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère. » La figure du duc se
rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de
Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé! »
--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
qu'il croit qu'on veut toucher à son frère. . . , ajouta-t-elle en se
tournant vers la princesse de Parme.
--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
populaire.
--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
seul.
--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
ouverte. . . ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
parle du Maroc, c'est affreux.
--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
effet finie.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
figuré bien entendu.
Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
--Justement c'est à propos du Maroc. . . s'écria la princesse saisissant
précipitamment ce joint.
--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
bien.
--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
trouvé à louer une baignoire _sublime_.
--Il parle latin, enchérit le duc.
--Comment, latin? demanda la princesse.
--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
c'était.
--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
découvrait toutes les dents.
--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
elle doit avoir! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
de M. de Foix.
--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
la force à lancer plus haut son panache d'écume.
--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
votre présence et il a peur que je vous scandalise.
--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur. » La vérité c'est
qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
quoiqu'elle sût très bien.
D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
ses cousines, pour l'ignorer.
--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
connaissez le général de Monserfeuil.
--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
une raison pour qu'il refuse. »
--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
dit Mme de Parme.
--Naturellement, conclut le duc.
--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
princesse de Parme pour changer de conversation.
--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
électoraux des autres.
--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
la princesse.
--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
manducation de ces derniers n'était pas indispensable. De vieux amis de
M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, «en
cure-dents» aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient
l'hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l'été un verre
d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin,
que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu'un grand
raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
comédie ou de la musique. Il faut qu'on soit censé venir simplement--y
eût-il cinq cents personnes--faire une visite à la princesse de
Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à
l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince
d'Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d'imagination, mais non
d'avarice, s'émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la
permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente,
en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est
jamais en assez grande quantité pour qu'il désaltère. Rien ne lasse
moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré
comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir
sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
à goutte, et M. d'Agrigente m'empêchait, régulièrement, de m'en
rassasier. Malgré ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista
comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n'en
avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de
Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d'abord figurés,
restés plus différents que leur aspect décevant ne m'eût porté à le
croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même
temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d'un rang auquel
nul autre n'était supérieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient
peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en
connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d'un
richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses
éblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
d'Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard
voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n'étaient même pas
certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou
des sentiments spécialement chaleureux; Mme de Guermantes lançait
parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois
antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs
infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des
réflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans
doute, s'ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation
affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et
première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide,
sans mélange, non frelaté, dont ils savaient l'origine et l'histoire
aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus «nobles» en cela
qu'ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus
présenté après dîner, le hasard fit qu'il y eut ce général de
Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de
Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas
devoir venir ce soir-là. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom,
comme si j'eusse été président du Conseil supérieur de la guerre.
J'avais cru que c'était simplement par quelque inserviabilité foncière,
et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, était
le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de
recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une
indifférence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par
quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert
était dangereux et qu'il était prudent de l'en faire changer. Mais ce
fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté
quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d'en parler
d'elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce
qu'elle put pour en détourner l'Altesse.
--Mais Madame, s'écria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espèce de crédit
ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'épée
dans l'eau.
--Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
invitant la duchesse à parler plus bas.
--Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans
baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
--C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit très
rassurant, dit la princesse.
--Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le
monde, avec la différence que c'est lui qui a demandé à y aller. Et
puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
m'en occuperais. J'en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il
est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est déjà
parti. Du reste ce serait moins délicat qu'avec celui-ci, qui a
justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
j'en parlerai à Saint-Joseph. . . si je le vois, ou à Beautreillis. Mais
si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué
l'autre jour où c'était. Je crois qu'il ne peut être nulle part mieux
que là.
«Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que
vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles! » dit la princesse de
Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n'eût entendu la
duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de
l'espèce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
--Je suis enchantée qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes,
regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles
ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime
beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
--Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la
princesse.
--Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce
sont des dames. C'est une espèce de plantes où les dames et les
messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens
qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
je n'aurai pas de petits!
--Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature. . .
--Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage,
comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la
fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon
domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu'il peut, tantôt
du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte
indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
qu'il ait justement été voir une personne de la même espèce et d'un
autre sexe, et qu'il ait l'idée de venir mettre des cartes dans la
maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours
digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me
plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il
mourra sans enfants parce que c'est une espèce très rare dans nos pays.
Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un
peu haut.
--En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de
quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure,
duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là
produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une
sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication.
Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune
nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses,
est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée,
à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
--Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
--Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
doutais pas, dit la princesse.
--Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à
un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me
montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout
difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît
quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut
qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux
promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne
déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs,
au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien
que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
choses inconvenantes que la nuit. . . dans le bois de Boulogne! Seulement
cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très
simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très
poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé!
--La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est
Empire, je crois, dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les
travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
signification des plaisanteries de la duchesse.
--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la
duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je
me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère
parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en
avais meublé l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort
différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de
temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la
seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de
la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et
de respect. «Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de
Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux
meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
je n'ai pas.
